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Journal de Pologne - De l'autre côté Nº3 2003

Journal de Pologne par Eyal Sivan

De l'autre côté Nº3 2006

A la veille de Noël 2006, à la demande de Arte, je pars en Pologne pour y réaliser un portrait des frères jumeaux Lech et Jaroslaw Katchinski, respectivement président de la république polonaise et Premier ministre.
 
Pour l’Israélien que je suis, la Pologne, c’est soit des barbelés dans la neige, soit des nuages bas sur des habitations collectives. Quand, au premier matin, je découvre Varsovie, j’éprouve immédiatement une impression de déjà-vu. Non, ce ne sont pas mes racines, comme j’aurais pu l’imaginer avant mon départ, avec une nostalgie un peu facile. C’est tout simplement que je suis frappé par la ressemblance entre Tel-Aviv et Varsovie. Capitalisme frénétique, panneaux publicitaires partout, enseignes de banques, on construit ici des Polonais nouveaux débarrassés de tous signes de l’Est. Et tant pis pour la nostalgie.
 
A la sortie de l’amphithéâtre Maxime, sur une énorme plaque en marbre est gravé en polonais et en hébreu le texte suivant : “Ici, Monsieur Menahem Begin, prix Nobel de la paix et Premier ministre de l’Etat d’Israël, a étudié à la faculté de droit”.
 
De retour à l’hôtel, je me laisse fasciner par un zapping nocturne parmi les chaînes de télévision polonaises. Manque de moyens ou exception culturelle polonaise, les séries télévisées américaines, comme les fictions ou les documentaires étrangers sont doublés par une seule et unique voix. Quant aux séries dramatiques de fabrication locale, dont il paraît que les Polonais raffolent, la plupart d’entre elles mettent en scène la vie dans le shtetl juif.
Ce qu’on peut voir ponctuellement à la télévision israélienne à l’occasion du Jour de la Shoa et de l’Héroïsme fait ici l’objet de longues séries hebdomadaires. Dans les séries TV israéliennes, les juifs du shtetl parlent hébreu, dans les séries polonaises, ils parlent le polonais. Nulle part, ils ne parlent yiddish.
 
6h30 du matin, je quitte ma chambre d’hôtel en vitesse pour aller boire un café avant de partir en tournage. Les portes de l’ascenseur high-tech s’ouvrent sur le lobby du Sofitel de Varsovie. Incrédule, je me dis que je dois être mal réveillé. Tout le hall de l’hôtel est rempli de soldats, garçons et filles, vêtus d’uniforme kaki. Ils s’expriment bruyamment et en hébreu ! J’élimine momentanément la possibilité que l’armée israélienne ait envahi la Pologne pendant la nuit et je me renseigne. Il ne s’agit que de l’arrivée d’un groupe du programme “témoins en uniforme”. Ces jeunes militaires israéliens font la queue pour le petit-déjeuner, avant de commencer leur série de visites des ghettos et camps d’extermination du pays.
 
En Pologne, il n’y avait qu’une seule personne que je souhaitais réellement rencontrer, Marek Edelman, le dernier commandant du ghetto de Varsovie. Je suis allé le voir chez lui, à Lodz. Une des quatre dames qui s’occupent continuellement du vieil homme a réussi à m’obtenir une heure de rendez-vous. Je croyais pouvoir l’intéresser avec le mouvement anticolonial israélien. J’avais des dizaines de questions à lui poser. Mais, comme tout bon patriote bi-national polonais et juif, Israël et les Israéliens ne l’intéressent guère. Pour écourter la rencontre, il prétend qu’il n’a rien à dire sur le sujet : “Un sioniste est un juif qui paie un autre juif pour convaincre un troisième juif d’émigrer en Israël”. Visiblement lassé de ma présence, il se tourne vers les quatre femmes assises autour de la table et leur pose la seule question que j’ai comprise sans besoin d’interprète : “Pourquoi m’avez-vous amené ce nudniak (casse-pieds) israélien ?” Depuis la mort de mon grand-père, on ne m’avait plus traité ainsi. Alors, malgré tout, je sors de cette rencontre avec le sourire.
 
Cracovie, à une soixantaine de kilomètres d’Aushwitz, passage obligé des touristes, est une sorte de parc d’attractions juif. En guise de souvenirs, on peut y acheter des poupées rabbins, un violoniste en carton avec papillotes, une bouteille de vodka Sarah ou Salomon, un CD de musique klezmer et toutes sortes d’autres babioles évocatrices du bon vieux temps.
Le quartier juif restauré est un must. Les restaurants ont des enseignes rédigées en polonais, mais dont le graphisme évoque le yiddish. Dans leurs intérieurs chaleureux qui évoquent un foyer du shtetl, bercé par les accords larmoyants de violons et de clarinettes, on peut manger des plats “typiquement juifs”. Les touristes américains et la classe moyenne polonaise adorent ! Le seul petit problème dans toute cette authenticité juive reconstituée, c’est qu’il est impossible de trouver un seul restaurant servant de la nourriture kasher.
 
A Tel-Aviv, la seule ville occidentale au monde dans lequel il n’y a pas d’Arabes, presque tous les menus des restaurants proposent la salade dite “arabe”.
En Pologne, c’est pareil, on propose partout le “poisson à la juive”.
 
Les responsables politiques du parti au pouvoir Droit et Justice (PIS), allié d’un petit parti d'’extrême-droite et d’un parti populiste agrairien, sont extrêmement conscients des conséquences désastreuses pour l’image de la Pologne que pourrait entraîner la moindre expression antisémite. Pour dissiper toute ambiguité, Monsieur Bielan, stratège du parti et directeur de la communication insiste longuement sur les excellentes relations que la Pologne entretient avec Israël, ainsi que sur celles du président avec le Congrès Juif américain.
Mme Yunchek, ministre chargée des relations avec les minorités nationales de Pologne, explique ses grands regrets du départ (sic) de Juifs de Pologne. “Mais bien sûr, on comprend qu’ils aient dû partir pour construire l’Etat d’Israël.” Il suffit donc d’être un ami d’Israël pour être lavé de tout soupçon d’antisémitisme. Suis-je vraiment rassuré ?
 
Comme dans la classe politique polonaise, l’intelligentsia et les universitaires font très attention – particulièrement face à un occidental – d’éviter la plus infime nuance verbale qui pourrait être interprêtée comme de l’antisémitisme. Il est même de bon ton de fustiger ouvertement l’antisémitisme polonais. Dans la foulée, heureusement qu’on peut être librement et ouvertement anti-islamique, critiquer l’arriération culturelle, la violence inhérente et le ridicule du culte religieux musulman, ça soulage et ça rapproche…
 
Dans un restaurant branché de Varsovie, proposant une nouvelle cuisine polaco-thaïlandaise et des jus de fruits bios servis dans de la vaisselle ethnique, le caricaturiste politique Marek Rajkovski me présente ses amis. Une publicitaire qui travaille pour une agence américaine, le chef du parti vert polonais, ainsi qu’un critique d’art et de cinéma contemporains.
Le chef du parti vert - considéré en Pologne, comme la gauche la plus extrême - explique qu’à lui seul il incarne trois grandes provocations à l’égard de la polonité : il est d’extrême-gauche, homosexuel et juif.
Le critique d’art, célébrité locale, dit être né dans le ghetto de Varsovie, comme ses parents. Il n’a pourtant que 45 ans. Je ne peux pas m’empêcher de lui demander comment ils ont réussi à en réchapper. Il m’explique que son grand-père était médecin dans le ghetto et qu’il avait de bonnes relations avec les judenrats (conseils juifs). Il a ensuite été médecin dans les services secrets communistes… Lui-même a envoyé ses enfants à l’école juive de Varsovie, ni religieuse, ni sioniste. “Simplement une bonne école,” me précise-t-il. “Mais je les ai enlevés de cette école, j’avais peur qu’ils fabriquent des antisémites. Ils avaient pris cette fâcheuse habitude, avec un groupe de copains de l’école, d’entrer dans les cafés après les cours et de crier à l’attention  des serveurs “Espérons que c’est kasher ici !”
On poursuit la soirée dans un café installé dans un sous-sol aux lumières rouges tamisées. Des jeunes sont attablés autour de pichets de bière. Ils parlent théâtre, cinéma et littérature. Beaucoup d’entre eux portent au cou une étoile de David. Ils ne sont pas juifs, mais l’étoile de David est aussi tendance en Pologne que l’effigie du Che en Europe de l’Ouest.
Il se cultive une sorte de jewish pride dans les cafés branchés de Varsovie.
 
Depuis mon premier jour en Pologne, et partout où je vais, je remporte un succès inédit et extrêmement flatteur auprès des femmes. Il arrive fréquemment que celles-ci me demandent l’autorisation de toucher les boucles de mes cheveux. Lorsque la mère du Premier ministre et du président m’a demandé la permission de toucher mes cheveux et a ajouté qu’elle aurait bien aimé que ses fils aient des cheveux bouclés, quand elle a précisé que ses fils avaient été élevés par une nourrice juive et qu’elle aurait beaucoup aimé avoir des racines juives, j’ai commencé à avoir des doutes...
C’est seulement grâce à mon assistante polonaise que j’ai compris. Elle m’a dit que je suis tout simplement reconnu comme juif et j’ai tenté en vain d’écarter cette hypothèse absurde. Elle m’a alors expliqué que quelqu’un qui cumule des attributs aussi polonais qu’une peau pâle et des yeux clairs, avec des cheveux bouclés est immédiatement identifié comme juif. Je demande son avis à A, notre assistante sur place. Elle me répond “Tu n’as jamais entendu parler du fantasme des femmes blanches à propos des hommes noirs ?“ Je suis flatté de la comparaison et mon égo en ressort tout ragaillardi.
 
Après avoir visité Varsovie, Gdansk, Cracovie, Lodz et Sups, je suis convaincu. Oui, décidément la Pologne ressemble à Israël. Il suffit de se balader avec une caméra de télévision pour être interpellé par la population avec ces deux questions typiquement israéliennes : “Que pensez vous de la Pologne ?” suivi immédiatement par “Pourquoi les médias occidentaux disent-ils tant de mal de la Pologne ?“ Je découvre vite le peu de tendresse que portent les Polonais aux gens de l’Est. Les Orientaux.
En en discutant par téléphone avec mon ami Amnon Raz Krakotzkin, il me pose cette question à laquelle je n’ai pas encore de réponse : “Si les Polonais sont des Européens orientaux qui se prennent pour des Occidentaux et n’aiment pas les Orientaux, comme tu dis (et ça fait partie de leurs nombreuses ressemblances avec les Israéliens), alors qui sont leurs Arabes ?“
 
Dans un des restaurants les plus chics de Varsovie, dans un décor d’entre-deux-guerre, je fais part à Adam Michnik, le dissident mythique, rédacteur en chef du journal Gazetta, de ma réflexion sur les ressemblances surprenantes entre la Pologne et Israël. “Bien sûr,” me répond Michnik, “sauf que nous on est des bi-nationaux : on est juifs et on est polonais” Il poursuit la comparaison en m’expliquant que les Polonais se prennent tous pour des rescapés, du nazisme ou du communisme, et pour des héros de la résistance patriotique polonaise (A.K.) ou de l’anti-communisme. Aujourd’hui, en plus, ils se prennent pour le dernier rempart de l’Occident face à l’Est.
 
Pour la fête de Saint Nicolas, l’épouse du président reçoit tous les ans au Palais présidentiel les enfants issus des minorités nationales et ethniques. La fête se déroule sous le signe de “la richesse dans la diversité”. Neuf groupes ethniques et nationaux sont représentés et six enfants représentent la minorité nationale juive. Après quelques danses folkloriques et un discours qui vante la richesse du multiculturalisme polonais, la présidente offre un buffet de fête aux enfants.
Le chargé des relations publique de la communauté juive polonaise m’explique, ému, que suite à l’invitation de la communauté juive, ils avaient proposé d’apporter une collation casher pour permettre aux enfants juifs de participer au cocktail. La réponse de la présidence fut sans appel : il est hors de question de marquer quelconque différence entre les enfants juifs et les autres. C’est ainsi qu’un buffet entièrement casher est proposé aux 460 enfants invités. Pour bien marquer la nature du buffet, des matzot remplacent le pain.
 
Dans les passages piétons du métro de Varsovie, des vendeurs ambulants proposent des beignets à la confiture des fruits des bois et des galettes de pommes de terre râpées. En sortant du souterrain, face à la maison de la culture offerte par Staline à la Pologne, un gigantesque chandelier à sept branches a été érigé par la mairie de Varsovie pour célébrer Hanoucca. Avec les pontchkes et les latkes de Hanoucca vendus dans le métro, le décor de cette rue paraît idéal. Il ne manque plus que des juifs.
 
Palais présidentiel, Hanoucca. Pour la première fois de l’histoire polonaise, le président M. Lech Katchinsky, en présence des représentants de la congrégation des Loubavitchs, des représentants du Congrès Juif Européen et des journalistes de la presse polonaise, allume les bougies de Hanoucca, un peu intimidé. Le président de la communauté juive polonaise lit une bénédiction à la patrie polonaise, au président polonais et à l’avenir de la Pologne.
 
Je quitte la Pologne. Aéroport de Varsovie, notre assistante polonaise me tend un cadeau. C’est seulement après être passé devant le chandelier de Hannoucca dressé au milieu du duty-free de l’aéroport Frederic Chopin de Varsovie que je peux m’asseoir pour feuilleter mon cadeau. C’est un magnifique vieux livre de photos noir et blanc, édité dans les années cinquante : des cimetières, des ruines de pierres tombales et des vestiges de cimetières juifs de Pologne. Je glisse le livre dans le sac en plastique du duty-free. D’un côté du sac est imprimé “aéroport de Varsovie” et de l’autre une étoile de David, un chandelier, un croquis de synagogue. En plus des champignons au vinaigre, de la vodka et des harengs à l’huile, c’est le logo de la Fondation Nissenbaum pour l’Héritage Juif de la Pologne que tout touriste qui fait des courses au duty-free emporte avec lui. Je constate que c’est aussi un sac idéal pour emporter un livre de cimetières juifs.
 
Aujourd’hui le montage du film est terminé. Je pars pour Tel-Aviv. La dernière mode des jeunes Israéliens est de déposer des demandes, au nom de leurs origines familiales, pour des passeports allemands, autrichiens, hongrois tchèques, roumains ou polonais. Les journaux sont remplis de petites annonces de cabinets d’avocats spécialisés dans la récupération de biens, les compensations financières et l’acquisition de nationalité. Pour séduire leurs clients potentiels, ils n’hésitent pas à annoncer “un passeport européen, une vraie sécurité”.
La prière de Hannouca, la dernière phrase du film résonne dans ma tête “Sois béni, notre Seigneur, Toi roi de l’univers qui a fait des miracles pour nos ancêtres, jadis et maintenant.”
Amen.