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Route 181 by Antoine Perraud (Télérama)
11.11.2003
Grand format - Route 181
TT Fragments d’un voyage en Palestine-Israël De Michel Khleifi et Eyal Sivan (France/Allemagne/Belgique, 2003). 270 mn. Pendant l’été 2002, deux cinéastes, l’un palestinien, l’autre israélien, ont suivi la ligne virtuelle dessinée par les Nations unies en 1947, qui devait séparer la Palestine en deux Etats distincts. Deux mois de voyage pour recueillir ensemble la parole d’anonymes sur leur passé, sur leur avenir. Un documentaire qui fait l’effet d’une bombe.
21.55 ARTE Route 181 Fragments d’un voyage en Palestine-Israël TT Documentaire de Michel Khleifi et Eyal Sivan (France/Allemagne/Belgique, 2003), 270 mn, Inédit. Pistant les plaies, reniflant les douleurs, Eyal Sivan et Michel Khleifi ont rencontré divers habitants d’Israël, au petit bonheur la chance jurent-ils, en suivant du sud au nord du pays la ligne virtuelle qui devait séparer la Palestine en deux Etats, selon la résolution 181 des Nations unies adoptée le 29 novembre 1941. Moult guerres et intifadas plus tard, leur documentaire en forme de musarderie conscientisée atteint son but, en Quatre heures et demie : (dé)montrer la culpabilité de l’Etat hébreu, qui se serait servi de son crédit moral, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, afin d’imposer aux Palestiniens devenus errants des exactions quasiment jumelles de celles subies d’âge en âge par le peuple juif lui-même. Route 181 retourne, renverse et dévoie tout ce Qui sert habituellement Israël mais vient là le desservir. Par exemple l’archéologie, qui prouve la présence juive il y a trois mille ans, atteste ici, voilà soixante ans, une activité palestinienne brutalement balayée en 1948. Il n’a guère fallu, hélas !, forcer le réel pour qu’il livrât un tel tableau. Mais Khleifi et Sivan s’érigent en redresseurs de torts souvent infatués, devenant prédateurs d’une réalité par eux parfaitement montée en épingle. Une vérité, sinon la vérité, gagne-t-elle à des provocations admirablement calculées, enchâssées dans un documentaire dont la beauté, la force, la maîtrise et les qualités indéniables passeront pour des circonstances aggravantes aux yeux de ceux que perturberont de telles évidences, grosses de thèses et gorgées de détestations ? “Malheur à celui par qui le scandale arrive”, proclame la Bible, qui ajoute néanmoins : “Mais il faut que le scandale arrive”...
Antoine Perraud
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Télévision
Un documentaire choc sur l’annexion de la Palestine Provoquant les confessions d’habitants le long de la frontière de 1947, un Israélien et un Palestinien livrent un film enragé, qui s’attaque aux fondements mêmes de l’Etat hébreu.
“lsraël veut la réconciliation sans la vérité”
Mon premier est un Palestinien né en 1950 à Nazareth. Mon second est un Israélien né en 1964 à Haïfa. Mon tout est leur documentaire “libertaro-décapant”, terrible et singulier : une bombe, et qui sera reçue comme telle. Michel Khleifi et EyaI Sivan ont tourné puis monté ensemble, plus d’un an durant, Route 181, qui se présente comme “un acte de foi cinématographique”. Et aboutit à un regard unique sur le face-à-face israélo-palestinien, ajoutant du sel sur les plaies, à l’heure où la région hésite entre horreur à outrance et ultime espoir de paix.
Voilà un drame dont personne ne connaît encore le nombre d’actes. Il se joue pour la Terre entière depuis 1947, depuis qu’un partage de l’ONU créait l’Etat d’Israël, depuis que les voisins arabes refusaient ce (re)surgissement juif en Palestine, déclenchant une guerre mais la perdant, offrant alors à Israël l’occasion de se déployer sur la ligne de cessez-le-feu de 1948, beaucoup plus avantageuse pour les intérêts sionistes. A la faveur d’autres conflits perdus par ses voisins arabes (en 1967 principalement), Israël devait prendre des muscles et des territoires, aujourd’hui encore occupés. Pour mettre fin à cette appropriation, les négociations actuelles portent sur le retour aux frontières d’avant “la guerre des Six-Jours” en 1967.
Or que font le Palestinien Michel Khleifi et l’Israélien Eyal Sivan dans Route 181 ? Ils rencontrent des habitants de toutes sortes. Ils leur arrachent le plus souvent des propos incendiaires, font jaillir la rancœur au fil d’une ligne virtuelle, celle précisément de la frontière “mort-née” que traçait la résolution 181 de l’ONU, adoptée le 29 novembre 1947. Route 181 propose-t-il de revenir à ces limites initiales ? Non, ce grand film passe son temps (quatre heures et demie !) à buter sur des barbelés, des clôtures, des murs, des zones interdites, des barrages et des chicanes : il hait les frontières, il les disqualifie. Eyal Sivan s’en explique pour Télérama : “1947, c’est l’année où l’on démantela les Indes en créant le Pakistan, selon des vues encore marquées par une conception coloniale. L’indigène n’eut pas droit à la parole. En Palestine, ce fut la même chose, 1947 ne fut pas un partage, mais une partition. Ce dernier terme reflète à la fois l’aspect inégalitaire de la solution proposée, qui favorisait les Juifs, et son côté précipité : pourquoi proposer le divorce avant même qu’il y ait mariage ? Au lieu d’avoir bâti une Palestine binationale, où Juifs et Arabes auraient coexisté, on se retrouve aujourd’hui avec deux entités elles-mêmes binationales (l’Etat d’Israël et l’entité palestinienne), dans lesquelles Juifs et Arabes se regardent en chiens de faïence. D’où cette continuelle propension d’Israël à ethniquement purifier son territoire en le vidant des Palestiniens. Le mur en construction qui encercle la Cisjordanie n’en est qu’un avatar. Défendre un Etat ethnique juif, c’est défendre du même coup un Etat ethnique musulman, comme le fait cheikh Yacine, du Hamas. C’est ce que nous refusons. Notre film est là pour que ne soit plus nié le caractère colonial du mouvement sioniste, pour rappeler qu’il est impossible de discuter du droit au retour des Palestiniens si l’on n’a jamais admis leur expulsion. Bref, Route 181 tâche de revenir à des essences de vérité.”
Bien. Mais la vérité s’obtient-elle à coups de dynamite - fût-elle symbolique ? Khleifi et Sivan ont sous-titré leur travail : Fragments d’un voyage en Palestine-Israël. Notons d’emblée ce renversement revendiqué de la présentation habituelle, “Israël-Palestine” qui obéit certes à l’ordre alphabétique, mais reflète surtout aux yeux des auteurs une domination. Leur film sape le crédit moral d’Israël en attribuant aux Palestiniens l’image de martyrs de l’Histoire reconnue aux Juifs. Ce renversement est omniprésent. Dans les propos d’Eyal Sivan, la notion d’ “épuration ethnique” est sciemment retournée contre les Juifs israéliens. Le mot ghetto s’applique dans Route 181 aux Palestiniens parqués puis abattus en 1948 dans une mosquée de Lod, avant d’être “brûlés”. Référence perverse au ghetto de Varsovie, réduit en cendres par la Wehrmacht en 1943.
Ce retour de bâton vengeur de l’Histoire au détriment de Juifs coupables, aux yeux de Khleifi et Sivan, d’avoir sur les mains le sang de la fondation de l’Etat d’Israël durant la guerre de 1948, s’accompagne d’autres flétrissures du sionisme triomphant : l’Afrique du Sud de l’apartheid s’impose comme la comparaison récurrente. Ultime renversement : au “Les Juifs à la mer !” longtemps clamé dans la mouvance du mouvement de libération de la Palestine répond, dans Route 181, le souhait proféré par un Israélien de voir Gaza envahi par les eaux : “Les Arabes ne seraient plus là pour parler, et ça règlerait nos problèmes”.
A cela s’ajoute enfin l’ambition de se mesurer aux documentaires du patriarche Claude Lanzmann, pour là aussi les retourner comme des gants. En 1973, dans Pourquoi Israël (sans point d’interrogation), Lanzmann révélait l’extraordinaire diversité de la nation israélienne. Trente ans plus tard, dans ce qui pourrait s’intituler “Parce que Israël”, Sivan et Khleifi, avec ces mêmes qualités propres à Lanzmann et aux grands documentaristes (patience obsédée, qui-vive monomaniaque, rage d’interroger...), fixent leur horreur de l’Etat hébreu, dont ils souhaitent manifestement un procès de Nuremberg. “Tu as participé à des déportations [de Palestiniens] ?” demandent-ils à un vieil Israélien originaire d’Europe centrale, vétéran de la guerre de 1948. Celui-ci répond : “Il y a toujours des gens plus malins que les autres, qui emploient des expressions de toutes sortes...” La confrontation avec Lanzmann va encore plus loin, puisque Route 181 fait parler certains Israéliens des Arabes comme les Polonais parlaient des Juifs dans Shoah (1985). Une scène, chez un coiffeur palestinien de Lod relatant un massacre lors de la guerre de 1948, se veut le démarquage parfait du moment fort de Shoah, quand un coiffeur, à Tel-Aviv, décrit l’extermination nation nazie dont il réchappa. Michel Khleifi ne tenait pas à une telle “citation”, mais Eyal Sivan la voulait à tout prix : “C’est mon côté sale gosse”, reconnaît-iI.
Quand on lui demande si l’Etat d’Israël n’a pas pour lui d’être une démocratie, il répond ceci : “C’est la seule démocratie juive du Proche-Orient certes, et plus on est ashkénaze, plus c’est une démocratie. La poudre aux yeux s’arrête là. Pour un Palestinien, Israël n’est pas plus une démocratie que la Jordanie, l’Algérie ou l’Arabie saoudite.” Et il ajoute cette phrase excessive : “L’Allemagne nazie était une démocratie pour les membres du Parti national socialiste.” Contrairement à l’Allemagne d’hier et à la Birmanie d’aujourd’hui, n’a-t-il pas pu filmer librement ? “Toujours la poudre aux yeux ! Israël sait que les journalistes s’émerveilleront qu’il soit possible de montrer, comme nous le faisons, des prisonniers palestiniens enchaînés dans un tribunal, et ils en oublieront que ces pratiques sont interdites et donc avant tout condamnables !”
Il y a deux mille cinq cents ans, un chant s’élevait des poitrines juives exilées à Babylone : “Si je t’oublie Jérusalem...” A écouter Eyal Sivan, qui se proclame “exilé politique” en France depuis 1985, il aurait dévoyé jusqu’à ce cantique pour en venir à penser : “Si je t’oublie Palestine, que je perde ma gauche et que ma langue reste collée à mon palais !” Le cinéaste sourit gravement : “J’ai eu la chance de prendre conscience, grâce à Michel Khleifi entre autres, qu’Israël est en Palestine. En Afrique du Sud, il y a eu la commission Vérité et Réconciliation. En Israël, on veut la réconciliation sans la vérité. Vous me reprochez la violence symbolique de notre film, or j’insisterai sur son mécanisme de catharsis. Il y a eu purification ethnique de la part d’Israël, on peut ergoter sur le terme, mais pourquoi nier la réalité ? Dans Route 181, ce tabou est levé. Des Israéliens avouent. Imaginez le choc pour des réfugiés de Galilée : ’Ils l’ont enfin dit’ Le travail de deuil ne peut s’accomplir que s’il y a eu la reconnaissance du crime. Notre film parvient à cela. Et, à partir de là, les négociations deviennent possibles entre l’occupé et l’occupant. Moi, je ne souhaite qu’une chose, c’est que les Juifs d’Israël ne soient plus obligés de choisir entre être colons ou être chassés, mais puissent enfin se dire : “Sommes-nous prêts à devenir indigènes, à intégrer cette région telle qu’elle est ?”
Antoine Perraud