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Aqabat Jaber, l'envers d'une histoire héroïque by Catherine Humblot (Le Monde)

07.06.1995

Un cinéaste israélien engagé pour la paix a filmé les "réfugiés" du plus grand camp palestinien, aujourd'hui en territoire autonome
 
C'EST à quelques kilomètres de Jéricho, tout près de la mer Morte. Un immense camp, presque une ville, une sorte de chantier Indéterminé où le passé lutte contre l'avenir. On ne saurait dire ce qui va l'emporter, des maisons abandonnées et de celles qui poussent, des ruines ou des nouvelles constructions. Son d'une musique sur une radio arabe, gosses jouant dans des carcasses de voitures, arbre chétif sur une place, ruelles en forme de cloaques...
 
Aqabat Jaber est le plus grand camp de réfugiés palestiniens construit par les Nations unies au début des années 50. Soixante-cinq mille personnes s'y entassèrent, chassées de leurs villages par la création de l'Etat d'Israël, en 1948. Comme tous les camps construits à cette époque, celui-là était en principe transitoire. Les familles furent logées dans des tentes, dans un dénuement total. Puis le temporaire devint un mode de vie, le statut de "réfugié", une identité, les tentes se transformèrent en cabanes de terre et de pisé.
 
La guerre de six jours le vida, en 1967 ; Aqabat Jaber se retrouva parmi les nouveaux territoires occupés, il se repeupla des anciennes familles et d'autres. Puis il y eut l'Intifada la "guerre des pierres" et l'accord de paix instituant une autonomie dans le territoire de Jéricho et dans la bande de Gaza. Les enfants qui y sont nés ont aujourd'hui vingt, trente, quarante ans. Les vieux commencent à mourir.
 
Eyal Sivan est allé à Aqabat Jaber pour la première fois en 1982. Il était photographe de mode, il avait dix-huit ans. Pensant le camp abandonné, il s'y était intéressé comme décor. Il a découvert le "problème" palestinien. Eyal Sivan est israélien et, comme les jeunes de sa génération, il a été élevé dans la version héroïque de l'histoire de la naissance de l'Etat hébreu. La Palestine, terre vierge, quelques nomades... Très Impressionné par le sort de ces réfugiés, il s'était juré de retourner y faire un film. Il en a fait deux. Aqabat Jaber, vie de passage, tourné en 1987, puis Aqabat Jaber, paix sans retour ?, tourné sept ans plus tard, en 1994. C'est celui-ci qu'on verra.
 
UN TRAVAIL QUI DERANGE
 
Eyal Sivan, qui a quitté Israël pour vivre en France, fait partie de la gauche israélienne, celle qui s'est engagée pour la "paix" bien avant les accords d'Oslo. Ce cinéaste-chercheur a réalisé plusieurs films très critiques envers le nationalisme Israélien. Notamment Le Syndrome borderline, diffusé le 25 mai, sur Arte, dans le cadre d'une soirée thématique sur Jérusalem qu'il a lui-même organisée (supplément "Le Monde RadioTélévision" daté 21-22 mai).
 
Aqabat Jaber, vie de passage, bien que couvert de prix, n'a jamais été diffusé. C'était une sorte d'Etat des lieux du camp sous occupation Israélienne (quelques mois avant que ne démarre l'Intifada). Il en racontait l'histoire et celle de ses habitants. Douleur de la terre perdue et mythifiée, humiliation d'Etre réfugié, obsession du retour. Aqabat Jaber, paix sans retour ? dérange tout autant. On y retrouve quelques-uns des 3 000 réfugiés encore installés dans le camp, cette fois sous administration palestinienne.
 
Comment vivent-ils ce bouleversement ? Comment envisagent-ils l'avenir ? Commerçants, enfants, jeunes filles, jeunes femmes, maire, commandant défilent devant la caméra d'Eyal Sivan, se confient avec la même franchise crue. Douleur, toujours, d'être des "réfugiés", mais le discours est plus offensif, surtout chez les jeunes.
 
Qu'ils y croient ou non, tous (ou presque) revendiquent le droit de retourner sur les terres prises en 1948 : "On ne demande pas la lune, mais seulement nos droits." Aqabat Jaber, paix sans retour ?, deuxième volet d'un sérieux travail sur la mémoire palestinienne (image de Nurith Aviv), est un film plein de tourments et de paradoxes, un document dérangeant, oui, mais pour tout le monde, et pas toujours où l'on s'y attend.