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Eyal Sivan, interview conducted by Gilbert Denoyan (France Inter, émission Zappinge)

25.03.1991

Gilbert DENOYAN:
Bonjour, Zappinge, avec la collaboration d'Annick Cojean, du Monde. "IZKOR" est un film réalisé par un jeune Israélien de 27 ans. "IZKOR, Les Esclaves de la Mémoire" est un film dérangeant. "IZKOR" va, c'est certain, provoquer des polémiques dans la communauté Juive, mais aussi au-delà. "IZKOR", c'est ce soir sur FR3, à 22h50 dans le cadre d'"Océaniques". Alors bonjour à vous, Eyal Sivan, vous étes le réalisateur. Bonjour aussi à Alfred Grosser, qui présentera ce film. Vous êtes un petit peu d'ailleurs, je crois, à l'origine quelque part, puisque c'est en vous rencontrant avec Eyal Sivan, à propos de votre livre "Le Crime et la Mémoire", édité chez Flammarion, qu'est partie un peu cette idée...
Alfred GROSSER:
Non, on s'est trouvés sur la même longueur d'ondes et quand "Le Crime et la Mémoire" est sorti, il avait déjà l'idée du film, mais c'est vrai que nous sommes restés en contact et nous avons discuté, dès l'origine, de l'orientation du film.
Gilbert DENOYAN:
C'est un film qui parle de la mémoire, c'est-à-dire de la manière dont on apprend l'histoire d'Israël et l'histoire du peuple Juif aux jeunes.
Eyal SIVAN:
C'est la manière avec laquelle on transforme l'histoire en mémoire plutôt, c'est-à-dire qu'on transforme les faits historiques en une émotion pour les enfants. C'est un film qui est, un petit peu, un retour à mes souvenirs d'enfant en Israël, donc à partir de l'école maternelle jusqu'au lycée.
Gilbert DENOYAN:
Vous dites "de la façon dont on présente l'histoire", d'une manière partiale donc, de votre point de vue ?
Eyal SIVAN:
La façon dont on présente des faits historiques, discutables ou pas, comme la Sortie d'Egypte transformée en un jeu d'enfants. C'est-à-dire qu'il y a la sortie des Hébreux d'Egypte, fait historique ou fait religieux, ça dépend de l'homme laïque ou de l'homme croyant. Mais pour les enfants, la Sortie d'Egypte, c'est une chanson de l'école dans laquelle les enfants portent des sacs de tissu ou portent des poupées en plastique et sortent eux-mêmes d'Egypte. Donc ça s'est transformé : Nous sommes les Hébreux qui sont sortis d'Egypte.
Gilbert DENOYAN:
Alfred Grosser...
Alfred GROSSER:
Oui, c'est pour ça que le mot "mémoire" est en général très très mal vu. Le mot "mémoire", c'est un mot double. Il y a la mémoire des gens qui ont vécu quelque chose, mais ça, ça disparaît au fur et à mesure que les évènements S'éloignent. Et on oublie trop que la mémoire, par exemple "la mémoire des peuples", "la mémoire française", etc, c'est une mémoire apprise. C'est une mémoire apprise à l'école, une mémoire apprise dans la famille, une mémoire apprise dans les médias. Et dans les médias eux-mêmes, les journalistes ont eu une mémoire apprise très souvent. Et c'est la raison pour laquelle il y a des problèmes de mémoire française et pas seulement de mémoire Israélienne.
Gilbert DENOYAN:
Alors, c'est un document ; c'est un documentaire, plus qu'un film, je veux dire ce n'est pas vraiment scénarisé. Vous êtes parti à la rencontre de ce que vous vouliez montrer à travers quatre célébrations importantes au cours du mois d'avril en Israël. 

Eyal SIVAN:
Si vous voulez, j'ai utilisé le mois d'avril qui est une concentration de ce que le Professeur Grosser a appelé "l'excès de mémoire". C'est un mois qui commence avec la Pâque, la Pâque Juive, qui célèbre la sortie de l'esclavage vers la liberté ; on l'appelle d'ailleurs la Fête de la Liberté. Qui est suivie par le Jour de Commémoration de la Shoah et de l'Héroïsme, c'est un jour de commémoration du génocide des juifs pendant la deuxième guerre mondiale. Une semaine plus tard. Jour de Commémoration des Soldats du Tsahal morts pour la patrie. Et le mois, ces quatre semaines s'achèvent avec le Jour de l'Indépendance. En réalité, j'ai pris les douze ans du parcours d'un élève en Israël et je l'ai filmé pendant ces quatre semaines.
Gilbert DENOYAN:
Alors, par exemple, pour montrer à quel point ce film va sans doute remuer, non seulement à l'intérieur de la communauté juive, mais au-delà, vous avez le professeur Leibovitz qui est un éminent professeur israélien, mais aussi un homme assez provocateur, qui dit à un certain moment "la Shoah, finalement, c'est un problème pour les non-juifs".
Eyal SIVAN:
Absolument.
Gilbert DENOYAN:
Donc, j'aimerais bien que vous vous expliquiez un petit peu là-dessus.
Eyal SIVAN:
Oui. La phrase que Leibovitz exactement c'est "La Shoah n'est pas un problème pour les juifs, c'est un problème pour les non-juifs" Et pourquoi ? Je pense que c'est peut-être l'un des axes majeurs du film. La Shoah est quelque chose que nous avons subi, ce n'est pas quelque chose que nous avons fait. Donc le problème se pose par rapport aux choses que nous faisons, et pas par rapport aux choses que les autres nous font. Et il y a une séparation, c'est pour ça que c'est un film qui sera peut-être dur pour les juifs d'un côté et pour les non-juifs de l'autre. Il y a une séparation des responsabilités, nous sommes responsables par rapport aux actes que nous faisons, nous israéliens, et des actes que nous faisons dont on parle maintenant, c'est-à-dire des actes négatifs. Nous sommes responsables par exemple de la répression dans les territoires occupés, nous ne sommes pas responsables de ce que les autres nous font. Donc on ne peut pas s'identifier par rapport à ce que les autres nous font ou nous ont fait.
Alfred GROSSER:
Ou plus exactement, dans le film même, il est très clair qu'il y a une mise en accusation de la thèse suivante : Etant donnée l'intensité de la souffrance que nous avons subie, nous pouvons faire ce que nous voulons à autrui. Et je crois qua ça, c'est quelque chose de tout à fait fondamental.
Gilbert DENOYAN:
C'est-à-dire qu'on se définit par rapport à soi, peuple juif, et pas du tout par rapport aux autres.
Alfred GROSSER:
Non, c'est dire que la souffrance est justificatrice. Or, si je peux prendre un exemple franco-algérien, quelques-uns des officiers français qui ont torturé en Algérie avaient subi les tortures de la gestapo. Et quelques-uns des Algériens qu'ils ont torturés ont, six mois plus tard, torturé d'autres Algériens. Dans ce sens-là, la souffrance subie n'est jamais garantie de justice à l'égard d'autrui. Et le film plaide profondément pour que les Israéliens, à leur tour, par-delà la souffrance subie par un peuple, s'intéressent aux souffrances d'autrui, à la justice à rendre à autrui.
Gilbert DENOYAN:
C'est ça. Et que la souffrance n'excuse pas la manière dont on se comporte. Vis-à-vis des Palestiniens notamment. Eyal Sivan...
Eyal SIVAN:
Absolument, absolument. Je pense que l'un des problèmes qui se posent en Israël depuis le début, c'est la justification de tout acte d'un côté par rapport aux autres, parce que nous, nous sommes ceux qui ont souffert et, de l'autre côté Israël, autour d'elle, et on l'a vu récemment pendant la guerre du Golfe, il y a un rayonnement des sentiments de culpabilité vis-à-vis du monde entier. Et en même temps, le monde non-juif, le monde occidental trouve, en Israël, la réponse à ses problèmes de culpabilité, c'est-à-dire qu'Israël incarne une certaine solution. Et je pense qu'il y a une séparation, le film essaie aussi de mettre bien la séparation entre juifs et mémoire juive et, israéliens, en tant qu'Etat, c'est un Etat, effectivement, avec une majorité de gens qui s'identifient en tant que juifs. Mais Israël est un Etat, c'est-à-dire qu'il ne s'exclue pas de la famille des nations et des autres Etats.
Gilbert DENOYAN:
Alors, je vous propose d'écouter un document. Vous, vous ne l'avez peut-être pas entendu à l'époque où il a été prononcé. Il s'agit de la déclaration de David Ben Gourion, au mois de mai 1948. le jour de la création de l'Etat hébreu.
David BEN GOURION La résurrection d'Israël est le fruit d'un héritage de prophètes d'Israël et de l'espoir de notre peuple pendant des milliers d'années, ainsi que (...) de la conscience humaine à la suite de la destruction du judaïsme d'Europe par les nazis. Nous sommes certains qu'Israël ressuscité apportera sa contribution au renforcement de la paix dans le monde.
Gilbert DENOYAN:
Vous vous sentez tout à fait en phase avec ça, Alfred Grosser ?
Alfred GROSSER:
C'est-à-dire, pour plusieurs raisons, ça pose problème. La première chose, dans le film par exemple, à un moment on fait dire aux enfants "Le sang d'Israël crie vengeance, le sang des juifs crie vengeance" et on peut se demander "Contre qui ?". Et si la réponse est "Contre les arabes", on ne voit vraiment pas pourquoi, étant donné que les Arabes n'ont eu aucune part à l'extermination. Si c'est "Contre les Allemands", nous en sommes à la troisième génération d'Allemands, et dire qu'il faut la punition éternelle d'un peuple, c'est ce dont les juifs ont souffert pendant deux mille ans de la part des chrétiens. Et vis-à-vis des arabes, il y a une responsabilité arabe de n'avoir pas intégré dans les pays arabes les réfugiés palestiniens, mais dans l'ensemble, ce ne sont pas les Arabes qui ont exterminé les juifs. Et il y a là une espèce d'ambiguïté dans la naissance d'Israël dont le film montre toute l'ampleur, mais il montre égarement à quel point...
Gilbert DENOYAN:
Oui, il y a une ambiguïté qui va loin, puisque, je ne sais pas si ce n'est pas le professeur Leibovitz qui le dit lui aussi, car il joue un rôle important, enfin il dit des phrases très fortes à plusieurs moments dans le film "L'Etat d'Israël s'est fait grâce à la Shoah". Ce qui est quand même une phrase très lourde, me semble-t-il quand même ?
Alfred GROSSER:
En fait. Ben Gourion ne va pas jusque-là, mais...
Gilbert DENOYAN:
Mais Leibovitz va jusque-là.
Alfred GROSSER:
Mais ce qui est vrai dans le film…
Eyal SIVAN:
C'est une prof, ce n'est pas vraiment Leibovitz. Il y a une des profs dans un lycée qui dit "La conclusion, la leçon de la Shoah, c'est : il nous faut un Etat, il nous faut une armée pour arrêter un ennemi ou un ennemi potentiel ou un ennemi comme les nazis". Ça c'est la conclusion à tirer de la Shoah au niveau de l'enseignement. Ben Gourion, c'est vrai, était peut-être différent au départ par rapport à la constitution de l'Etat d'Israël dans la déclaration d'indépendance. On parle de ce pays qui va être un accueil pour les réfugiés et les rescapés de la Shoah et je pense que là, on rentre dans le rôle que joue Israël par rapport à l'Occident. Je dirai d'une façon peut-être un peu provocatrice, c'est une évacuation un petit peu artificielle des problèmes juifs, c'est là, il y a le sionisme. Le mouvement sioniste et la volonté de l'antisémite qui se rejoignent. L'antisémite qui veut que les juifs ne soient pas à côté de lui, et les sionistes disent "Ne vous inquiétez pas, je m'en vais tout seul pour construire mon propre pays".
Alfred GROSSER:
Et surtout, la Shoah devient une identification apprise, ce qui est bien en soit. En France, l'histoire enseignait aux jeunes immigrés les faits de l'unité de la nation française. Mais le film montre très bien, et sans le dire, à quel point Israël, les juifs d'Israël sont un Etat multiracial. Et je ne parle pas des Arabes, untel jeune homme interrogé fait, si j'ose dire, grand aryen blond, un autre fait tout à fait arabe. Et, dans ce sens-là, la multiplicité ethnique des Israéliens juifs est fondée comme collectivité sur la mémoire de la Shoah.
Eyal SIVAN:
Et en même temps, pardon, si je peux continuer cette petite phrase... Et en même temps, il y a une mémoire officielle, je dirai, qui est la mémoire des juifs occidentaux. Il y a un peu un effacement d'une mémoire qui est la mémoire des juifs orientaux qui pourraient raconter une autre vision du monde qui est les relations judéo-arabes ou judéo-musulmanes en Orient.
Gilbert DENOYAN:
Et alors, vous êtes quand même un petit peu à contre courant, par rapport à ceux qui vont recevoir vraisemblablement le film ce soir. Puisqu'à travers les quatre célébrations qui servent de trame à votre film, et qui est quand même la manière dont on apprend l'histoire du peuple juif et d'Israël, vous dites que cette espèce d'enfermement culturel, finalement, s'il n'est pas cassé quelque part, amènera Israël à sa perte. Alors, je veux dire, c'est tout à fait l'inverse de ce que l'on dit ici, par exemple.
Eyal SIVAN:
Il y a deux faits historiques, Je pense qu'il y a un problème de reconnaissance d'Israël dans la région. C'est-à-dire même à se reconnaître dans un espace qui est l'Orient arabe, il y a deux exemples qui sont les Croisés en Palestine même, cette construction magnifique d'une grande société de colons fortifiée et qui a disparue. Et ce qui reste, c'est quelques Palestiniens avec des yeux bleus ; c'est ça qui reste d'eux et des ruines. C'est un exemple de l'histoire. Et l'autre c'est Massada qui est aussi...
Gilbert DENOYAN:
Oui mais comment peut-on changer la manière d'enseigner l'histoire ? C'est une révolution culturelle extrêmement profonde que vous suggérez à l'intérieur de la société israélienne ?
Alfred GROSSER:
Oui, mais on a nettement l'impression que les enfants, à les regarder répéter ce qu'on leur dit de répéter, le répètent un tout petit peu comme un catéchisme obligatoire auquel on ne croit pas tant que ça. Et le réalisateur du film fait partie de ces enfants qui se sont révoltés contre l'enseignement endoctrinant reçu, contre les rites, contre le fait qu'il faille prononcer certaines phrases et certains mots à un moment donné. Et je pense qu'on a vu partout dans le monde, au cours des vingt dernières années, notamment à l'Est, que les enseignements endoctrinant ne durent pas longtemps, ne vont pas très profond. Et il y aura une demande israélienne des nouvelles générations de dire , "Mais si on nous racontait un peu plus notre histoire commune avec les arabes".
Gilbert DENOYAN:
On le dit déjà un peu dans le film, mais je voudrais savoir si c'est vraiment représentatif. Vous faites dire, enfin, vous avez enregistré des enfants en train de le dire "Il faut rendre les territoires occupés". Ce n'est quand même pas un sentiment dominant aujourd'hui dans la jeunesse et dans la population israélienne...
Eyal SIVAN:
Je dirai tout à fait le contraire, c'est un sentiment dominant qui ne s'exprime pas. C'est un sentiment, mais il n'est pas devenu encore discours. Leibovitz, au début du film, dit "Il y a beaucoup de gens qui croient à ces choses-là, mais qui ne l'expriment pas à haute voix". Et je pense que ça c'est peut-être la réponse à la question de savoir pourquoi j'ai fait le film. C'est pour répondre à la question : "Pourquoi les Israéliens sont comme ils sont ? D'où vient cette société enfermée, soudée ?" C'est à cause de cet enseignement de la mémoire, je dirai.
Gilbert DENOYAN:
Mais aussi de son état d'insécurité, l'un explique peut-être l'autre, aussi ?
Eyal SIVAN:
Absolument, absolument. L'état d'insécurité existe…
Gilbert DENOYAN:
Les évènements ont montré que la sécurité d'Israël restait encore précaire, même si la guerre a, sans doute, rendu un espace de tranquillité pour un certain nombre d'années.
Alfred GROSSER:
Ça peut se lire de deux façons. Ça peut se lire "En permanence Israël restera menacé, donc il faut qu'il se durcisse" ou bien "Il restera menacé tant qu'il sera durci".
Eyal SIVAN:
La question qui se pose c'est "Est-ce que les Israéliens veulent vraiment cette paix ?". C'est ça, la question qui se pose. Est-ce qu'Israël, dans un état de paix, ne perd pas, peut-être, la grande phrase de défense qui est "Nous sommes tout le temps en train de nous défendre, nous sommes sous une menace". Ça c'est une phrase très utile au gouvernement israélien.
Gilbert DENOYAN:
Très utile aussi aux religieux, hein, que vous stigmatisez un petit peu dans votre film. La culture à travers la manière dont elle est enseignée aux jeunes et aux enfants qui singularise le peuple juif par rapport à tous les autres peuples est très liée aux éléments les plus religieux de la société israélienne ?
Alfred GROSSER:
On n'a pas l'impression que cet enseignement, y compris biblique, soit d'inspiration véritablement religieuse.
Eyal SIVAN:
Non, moi je dirai qu'à mon école, Dieu était laïque, parce qu'on était dans une école laïque...
Gilbert DENOYAN:
Vous ne devez pas être nombreux, parmi les Israéliens, à penser que Dieu est laïque, tout de même ?
Alfred GROSSER:
L'incroyance est quand même, je ne dirai pas dominante en Israël, mais c'est tout de même... La judéité en Israël ne se définit pas nécessairement par une croyance intégrale. Ce n'est pas parce que les mouvements religieux sont, par la loi électorale israélienne, au centre du pouvoir, que l'ensemble de la société israélienne est à majorité très croyante.
Eyal SIVAN:
C'est de là que vient peut-être l'ambiguïté de l'Etat et de l'enseignement. Le problème qui se pose, c'est qu'à notre école ; on a appris la Bible comme un livre d'histoire, en enlevant les phrases "Dieu a dit..." C'était un livre d'histoire. Il y a un problème d'ambiguïté. Est-ce qu'Israël existe grâce à un contrat avec Dieu, donc la Bible, et comment un Etat laïque peut se définir par rapport à un contrat avec Dieu?
(Musique)
Gilbert DENOYAN:
Ophrasa Kaddish, un très beau chant. C'est la prière pour les morts ?
Eyal SIVAN:
C'est une prière pour les morts, la prière des mémoires.
Gilbert DENOYAN:
Alors ce film que vous nous présentez ce soir, "IZKOR", c'est un petit peu un combat contre tous ceux qui veulent s'accaparer, un petit peu, le droit de parler de la mémoire de l'histoire du peuple juif...
Eyal SIVAN:
Je pense que depuis quelques années, il y a des professionnels, ambassadeurs professionnels de la mémoire qui sont un petit peu partout. Ce sont eux qui s'en occupent, ce sont les gardiens des temples de la mémoire. Je citerai une personne qui est Elie Wiesel qui, d'une façon régulière, apparaît chaque fois qu'il faut parler d'Israël, de la mémoire...
Gilbert DENOYAN:
Ou Claude Lanzmann...
Eyal SIVAN:
Ou Claude Lanzmann.... On les a mal entendus par rapport à la répression dans les territoires occupés, pendant l'Intifada. Par contre, chaque fois qu'il y a quelque chose qui touche à Israël ou aux juifs, ils se prononcent. Elie Wiesel était même à Jérusalem pendant la guerre.
Gilbert DENOYAN:
Alors, Eyal Sivan, est-ce que vous avez montré ce film en Israël ?
Eyal SIVAN:
Non, le film n'a pas encore été montré en Israël.
Gilbert DENOYAN:
Est-ce qu'il serait possible de montrer ce film en Israël aujourd'hui sans que vous provoquiez énormément de remous?
Eyal SIVAN:
Ah non. Je ne peux pas garantir sans provoquer de remous...
Gilbert DENOYAN:
Ce que je veux dire simplement par là, c'est que c'est un point de vue mais c'est encore un point de vue qui est largement minoritaire aussi...
Alfred GROSSER:
C'est de la même façon que les films sur la guerre d'Algérie ne sont pas montrés en France, ou très peu. C'est la même chose où la mémoire française, dès qu'elle est négative, est écartée des écrans ou passe à une heure extraordinairement tardive. Et, de la même façon, quand un réalisateur suisse qui avait fait un film admirable "La Barque est pleine" sur la façon dont les Suisses ont rejeté les Juifs allemands dans les camps de concentration, n'a pratiquement pas été montré en Suisse et le réalisateur n'a plus jamais pu tourner en Suisse. Ce problème de la mémoire et de la télévision est un problème international.
Gilbert DENOYAN:
Alors comment vous avez monté ce film ?
Eyal SIVAN:
En réalité j'ai essayé pendant deux ans de monter le film. Je voulais le tourner pour le quarantième anniversaire de l'indépendance de l'Etat d'Israël. Et je n'ai pas pu. Deux fois, la production a été montée. Grâce à deux personnes, qui ont amené le projet au sein d'IMA Productions, Ruben Korenfeld et Edgard Tenembaum. Ils ont amené le projet à Georges Benayoun et Paul Rozenberg qui ont décidé de se lancer. Ce qui était étrange, qui était bizarre au départ. IMA productions avec Rozenberg et Benayoun qui sont quand même en France, deux Français juifs qui se revendiquent comme tels. Et je pense que c'était un souhait de leur part de dire ces choses. Mais eux-mêmes ne pouvaient pas le faire, alors qu'un Israélien, vis-à-vis des juifs, est toujours légitime.
Gilbert DENOYAN:
Il devait y avoir à l'origine un débat autour de ce film. Ce débat n'a pas pu avoir lieu. Est-ce qu'on peut savoir pourquoi, Alfred Grosser ?
Alfred GROSSER:
L'une des premières raisons, c'est qu'iI aurait été très tardif. Parce que ça passe horriblement tard de nouveau, ce qui est une coutume télévisuelle. Et on a préféré, au lieu du débat, me demander de faire huit minutes d'introduction.
Gilbert DENOYAN:
Vous pensez qu'il est nécessaire de mettre le film dans une certaine perspective historique pour bien le comprendre.
Alfred GROSSER:
Oui, je pense qu'il y a deux catégories de gens qui seront atteints. Les uns trop négativement par le film, un certain nombre de téléspectateurs juifs, et d'autres qui y verront trop d'"avantages", entre guillemets. C'est par exemple les gens de "Témoignage Chrétien" ou d'autres organes très systématiquement pro-palestiniens. Ceux qui ne pourront rien y trouver du tout, c'est, ouvrez les guillemets, les "révisionnistes français", puisque tout le film repose sur la réalité d'Auschwitz, ce dont il est question c'est de se souvenir d'Auschwitz.
Gilbert DENOYAN:
Eyal Sivan, qu'est-ce que vous attendez de ce film ? Qu'il débloque un petit peu les consciences aussi bien en Europe qu'en Israël ?
Eyal SIVAN:
J'espère que ça va, je ne dis pas... changer la vision, changer le regard sur l'Etat d'Israël. Mais j'espère que, au moins, il va répondre et va donner un autre angle sur certains a-prioris qu'on a par rapport à Israël, d'un côté, et que ça va toucher les rapports entre juifs et Israéliens, c'est-à-dire que les juifs eux-mêmes oseront et diront certaines choses par rapport à Israël ; et de l'autre côté, j'espère que ça va être un petit exemple, mais vraiment un petit par rapport à des Français, Allemands, Italiens, Espagnols ou autres pour faire des films sur leur propre mémoire.
Gilbert DENOYAN:
Et comme le dit le professeur Leibovitz au début de votre film, vous pensez qu'en l'ayant dit, cela permettra à d'autres de le dire en Israël et peut-être d'avancer vers une solution pacifique dans la résolution du problème entre Israël et les Palestiniens...
Eyal SIVAN:
Absolument, Je pense que si c'est déjà dit, on peut, par exemple, voir quelles seront les réactions. Si c'est grave, peu de gens vont le dire. Mais si ça passe bien, je pense que ça va suivre.
Gilbert DENOYAN:
Comme le dit l'un des jeunes que vous interrogez dans ce film, "Il faut retrouver la fraternité, elle existait avant"...
Eyal SIVAN:
Oui, il dit "Avant on était comme des frères", je lui demande quand c'était "avant", il répond "Avant la constitution de l'Etat".
Gilbert DENOYAN:
En tous les cas, c'est un film à voir, c'est sur FR3 dans le cadre d'"Océaniques", passé 22 heures, hélas. Merci Eyal Sivan. Merci Alfred Grosser.
 Eyal SIVAN:
Merci à vous.