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Le patrimoine de l'humanité by Jean-Pierre Fresco (Le Monde)

28.04.1991

Le terrible documentaire d'Eyal Sivan, lzkor, les esclaves de la mémoire, diffusé récemment sur FR3, impose aux esprits libres une réflexion élargie à partir du même thème. Cette réflexion pourrait s'intituler : "Le patrimoine de l'humanité" ou "les perversions de la mémoire". En effet, s'il est comme le dit le professeur Leibovitz dans le film "une voie qui mène de l'humanité à la nationalité, et de la nationalité à la bestialité", reculer un peu sur cette voie serait singulièrement salutaire.
Que verrait-on alors ? Que par-delà les cultures et les nations, par-delà les ethnies et les tribus, la liberté fait partie du patrimoine de l'humanité. Et que par-delà les époques et les responsables, par-delà les quantités et les modalités ; toutes les exterminations d'hommes par d'autres hommes font également partie du patrimoine de l'humanité. Car tel est bien le sens du mot patrimoine : au figuré, ce qui est considéré comme l'héritage commun. Qui pourrait nier que les luttes des peuples pour la liberté font partie de l'héritage commun de l'humanité ? Qui pourrait dénier que les exterminations sont une constante du comportement de l'Homo sapiens et font donc aussi partie de l'héritage commun ?
La Shoah y perd du même coup toute connotation métaphysique. Elle reste une horrible extermination caractérisée : 1) par le peuple visé par l'ignoble génocide ; 2) par l'époque et le lieu où cette extermination s'enracine ; 3) et par le caractère industriel de l'extermination, La Shoah, dès lors, peut - et doit - certes rester partie constituante de la mémoire collective juive, mais elle ne saurait servir de fondement - fût-il partiel - de l'identité d'Israël. A l'humanité par contre de la réintégrer réellement profondément, dans son patrimoine car dès lors qu'elle fut Perpétrée, nous en avons tous hérité. Dans ce patrimoine de l'horreur humaine, elle rejoindra toutes les autres exterminations humaines : génocide des, Arméniens par les Turcs ; gazage des Kurdes par les Irakiens, massacres inter religieux, crimes staliniens, morts de la révolution culturelle chinoise…  
A l'opposé, tous les combats pour la liberté sont l'honneur du patrimoine de l'humanité. Ainsi, au moment de Pâques, les juifs célèbrent l'un des plus beaux moments de la lutte des peuples pour la liberté : leur héroïque sortie d'Egypte et leur admirable refus de l'esclavage. Les Chrétiens, de leur côté, fêtent la résurrection du Christ à laquelle on est en droit de ne pas croire. Ne serait-il pas plus conforme à l'Histoire et à la raison qu'ils célèbrent plutôt la mort de Jésus au nom de la liberté de pensée et de la liberté d'expression ? Les deux communautés pourraient alors se retrouver pour une célébration commune, mais où chacun célébrerait aussi l'histoire et la mémoire de l'autre…
Esclavage de la mémoire : l'oppression et l'extermination comme fondements de l'identité d'un peuple. Perversion de la mémoire : célébration de la résurrection d'un mort comme fondement de l'identité d'une grande communauté religieuse. A quand, pour tous, un jour pour célébrer l'honneur de la liberté ? A quand, pour tous, un jour pour commémorer l'horreur de la barbarie ?