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Esclaves de la mémoire by Jean-Kely Paulhan (Réforme)

25.03.1994

QUE FAIRE de la mémoire ? Chercher à l'anéantir, pour oublier la douleur ou la gêne, la difficulté de vivre avec certaines questions qui taraudent ? La conserver pieusement l'entretenir par fidélité à ces morts dont nous sommes les héritiers, peut-être aussi pour éviter la répétition d'erreurs et de fautes ? Toutes les sociétés sont plus ou moins confrontées à ce dilemme... et "bricolent" une série de réponses, peu satisfaisantes, où se mélangent la lassitude des uns, l'intérêt des autres, la volonté de compromis ou les compromissions, le devoir d'agir, l'envie de respirer. Le réalisateur israélien Eyal Sivan a eu le courage de poser cette question à son peuple et de lui tendre un miroir. Certains pourront le juger détonnant. Peut-être, mais à la façon de ces instantanés qui parfois en disent plus sur le modèle qu'une photographie où le sujet a le temps de s'installer dans une pose. J'ai vu pour la première fois son film à l'Institut du monde arabe, et je garde du silence très particulier qui a entouré sa projection, comme de la discussion qui a suivi, une impression forte. Avril est le mois du souvenir en Israël : quatre célébrations s'y succèdent Pessah - la "pâque juive", qui marque la sortie d'Egypte, le "Jour de la commémoration de la Shoah et de l'héroïsme", le "Jour de commémoration des soldats du Tsahal morts pour la patrie, le "Jour de l'Indépendance". Eyal Sivan a pu filmer, en toute liberté, les préparatifs de ces fêtes dans les lycées, les écoles et suggérer la perception du monde qu'en retirent certains jeunes Israéliens, au moment d'entrer dans la vie. A travers les entretiens avec des élèves, le discours des professeurs chargés d'entretenir le souvenir, le spectacle - émouvant - des différentes cérémonies, les provocations du professeur Leibovitz, "père idéologique de l'objection de conscience dans les territoires occupé", le cinéaste ne crie qu'une chose : la mémoire ne doit pas servir à justifier la politique d'un Etat, comme elle ne doit pas amener les hommes à s'enfermer dans une autojustification sans fin. "Si l'Etat d'Israël continue à se définir par rapport à ce que les autres ont fait subir aux Juifs, la société israélienne court à sa perte.
Il faut regarder le beau film d'Eyal Sivan. Bien sûr, en choisissant de nous montrer l'école et l'école pendant un mois très particulier, il a fait appel à un biais dont il reconnaît la subjectivité, mais cette subjectivité peut se révéler comme une introduction passionnante - et dérangeante - à la construction de la mémoire collective.