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Le bureaucrate de l’holocauste by Corine Chabaud (La Vie)

25.09.1997

Un Spécialiste
Rony Brauman prépare un film sur le procès Eichmann

Sa méticulosité frappe le regard. Dans la cage de verre qui l’isole de la cour, Adolf Eichmann époussette son bureau. L’homme au crâne dégarni chausse en alternance ses deux paires de lunettes en écaille. Il dispose près de lui ses épais dossiers, précieux auxiliaires d’une mémoire défaillante. Il les consulte quand le procureur ou un juge l’interroge, et qu’il s’applique à répondre, la joue déformée par un tic nerveux. Jérusalsem, 1961. Dans la Maison du peuple transformée en tribunal commence le procès de l’ancien lieutenant-colonel SS. Il va durer neuf mois. Calme, placide, Eichmann ne ressemble en rien au contremaître de l’usine Mercedes de Buenos Aires, arrêté un an plus tôt en Argentine par un agent du Mossad. Ce jour-là, le plus grand absent de Nuremberg, traqué depuis quinze ans par Israël, s’est débattu en poussant un hurlement perçant.

Paris 1997. Dans son atelier lumineux du XX, arrondissement, Eyal Sivan, aidé d’une jeune femme, travaille dans une cabine de montage. Sur les écrans qui fixent leur attention défilent des images du responsable nazi dans le box des accusés. Autour d’eux, environ 500 cassettes vidéo s’alignent sur des étagères. Consignée pour l’Histoire, l’audience du procès Eichmann dormait dans des archives en Israël. Le jeune réalisateur les a découvertes, rachetées, numérisées, restaurées. Pour en faire un film, en principe diffusé sur grand écran au printemps prochain. Un film d’environ deux heures qui s’intitulera, non pas Dans la cage de verre, comme cela avait d’abord été envisagé, mais Le spécialiste. Car c’est ainsi que se désigne l’ancien dirigeant nazi : un "spécialiste de la déportation et de l’émigration" des juifs.

Les images du procès forment la matière première de ce long métrage. Mais le film repose aussi sur un livre, controversé lors de sa parution en 1963 : "Eichmann à Jérusalem (1), d’Hannah Arendt. La philosophe américaine d’origine juive allemande, experte en totalitarisme, avait couvert l’événement pour le New Yorker. Et rédigé un rapport sur la banalité du mal. Or, c’est sa thèse controversée, car mal interprétée, que EyaI Sivan et son cousin Rony Brauman, respectivement réalisateur et "auteur" du filin, reprennent à leur compte. Sans toutefois en emprunter le texte -puisque les seuls dialogues du film sont ceux du huis clos judiciaire. "Hannah Arendt estime l’ancien président de Médecins sans frontières, aujourd’hui enseignant à l’lnstitut d’études politiques de Paris, a découvert en Eichmann un personnage non pas animé par la volonté de faire le mal, la passion destructrice, mais un type banal, qui place au sommet de ses valeurs l’obéissance et la conscience professionnelle. Un serviteur zélé de l’Etat qui se voue à la mise en œuvre de sa tâche : la solution finale."

CE PROCES DEVIENDRAIT LE CIMENT DE LA NATION

"Eichmann est le contraire d’un négationniste : il ne nie ni la déportation, ni le génocide. Et nous partons du postulat qu’a dit la vérité", complète Eyal Sivan, qui se qualifie de "dissident" de l’Etat juif et vit désormais en France, où il réalise des documentaires. Dès lors, la démarche cinématographique est claire. Il s’agit, en donnant la parole à ce "logisticien" de la Shoah de mieux comprendre le IIIe Reich et ses mécanismes psychiques. D’exhiber la "conscience anesthésiée" de ce tâcheron du génocide. Et de dresser un réquisitoire contre l’obéissance. "Nous voulons démontrer, comme le fit Hannah Arendt résonne Rony Brauman, lui-même issu d’une famille juive polonaise, qu’obéir à un ordre criminel, c’est être responsable. Il faudra bien un jour sortir de la logique selon laquelle, quand on exécute une consigne, on est totalement exonéré."

Si Eyal Sivan s’est attaqué à ce travail titanesque, c’est que, né en Israël peu de temps après le procès de Jérusalem, il s’est rendu compte que, dans son pays, la Seconde Guerre mondiale n’avait pas suscité de réelle réflexion. Et que ce procès spectacle avait été instrumentalisé par Ben Gourion, "le père de la nation". "Dans les années 60, il fallait trouver une façon de souder le pays, car il y avait, d’un côté, la majorité de la population, issue d’Afrique du Nord, qui n’avait pas été victime de la Shoah. Et, de l’autre, les survivants du génocide, hantés par leurs cauchemars. Le Premier ministre israélien a fait de ce procès un ciment sociologique".

IL ETAIT TOUT L’INVERSE D’UN SS EXALTE

Rony Brauman, lui, avait été très marqué par le livre de Hannah Arendt. En 1985, en Ethiopie, il avait en outre, fait l’expérience de la politique du moindre mal, dévastatrice. A cette époque, les organisations humanitaires "s’étaient réfugiées dans un activisme silencieux", en ignorant pour mener à bien leur tâche, le programme agraire du gouvernement Ethiopien, pourtant responsable de plus de 200 000 morts. Voici donc Eichmann tel qu’il apparaît à travers ce prisme qui se veut objectif. Eichmann qui, jusqu’en 1941, se consacre à l’expulsion des juifs, puis, après la conférence de Wannsee, parce que les consignes ont changé, se charge de leur extermination. "Il n’a rien d’un Klaus Barbie ou d’un Menguele", suggère Rony Brauman, d’accord avec la philosophe américaine pour qui le dirigeant nazi n’est pas "un antisémite fanatique". Ni d’un "monstre" absolu, ainsi que le procureur israélien le désigne, mais plutôt "un clown" qui se contredit sans cesse. Un "être borné, insignifiant qui s’exprime par clichés, et s’enorgueillit paradoxalement, d’être sous les projecteurs".

"Eichmann n’est pas stupide," écrit encore Hannah Arendt, également attaquée à l’époque pour le rôle qu’elle osa attribuer aux conseils juifs dans le génocide. "C’est la pure absence de pensée qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque." Car il a dirigé, sans se poser de questions, la section B4 du bureau IV de l’office centraI de la sécurité du Reich, plus particulièrement chargée de l’acheminement des convoi des juifs d’Europe vers les camps d’extermination. Sous la haute responsabilité de Himmler, architecte de la destruction de races dites inférieures, qui trouvera dans le suicide une échappatoire au jugement de Nuremberg. Au cours du procès de Jérusalem, parmi les quatre magistrats qui lui font face, c’est le juge Halévi qui, mieux que les autres, incite l’accusé à s’exprimer. Et les propos de Eichmann sont éloquents. "Puisque j’étais nationaliste, mon serment était mon devoir", confesse ce père de trois enfants, qu’une demi-douzaine de psychiatres avaient auparavant jugé normal. Puis : "C’était la guerre, les choses étaient troubles. Chacun se disait : "ça ne sert à rien de s’opposer, ce serait une goutte dans l’océan. Laissons tomber, ça n’a pas de sens. S’opposer ne ferait ni bien, ni mal, ni rien."" Or, Eichmann se targuait d’avoir promu le sionisme et d’être un idéaliste à l’instar de Théodore Herzl et de ses partisans. A preuve, son idée initiale, plutôt méconnue, d’envoyer tous les juifs à Madagascar : "Moi, je voulais mettre de la terre sous les pieds des juifs. Puis, toutes les difficultés auraient disparu de façon automatique. Madagascar, c’était une solution d’urgence temporaire", admet celui qui avait fait un voyage en Palestine en 1937. "Dans le film, Eichmann est un personnage inédit : le bourreau bureaucratique mis en scène avec ses propres mots, loin du fanatisme du SS", commente Eyal Sivan, devant l’écran. Le réalisateur, qui a visionné deux fois les 350 heures de vidéo avant de commencer à en préparer un montage linéaire, n’en finit pas d’observer cet être impénétrable, terriblement coopératif à côté de son avocat inexistant, maître Robert Servatius. Ce "père tranquille", qui, dans le box prend des notes, regarde avec attention les documents qu’on lui montre -Nuit et Brouillard et des images de la libération de Bergen-Belsen-, corrige la cour sur des chiffres et des dates. Cet être qui, selon l’ancien dirigeant de MSF, admet t’autorité israélienne, et, encore une fois, obéit.

EICHMANN NE MANIFESTE AUCUN REMORDS

Dans le studio, les images défilent Eichmann debout ou assis dans sa cage de verre. Eichmann silencieux ou loquace face à ses jurés. A la fin du procès, celui qui avait plaidé non coupable pour les quinze chefs d’accusation qui pesaient sur lui, de "crimes contre l’humanité", à "crimes contre le peuple juif", n’avait toujours pas montré de remords. "Les regrets ne servent à rien, c’est inutile de regretter, les regrets, c’est pour les enfants" dit-il sans ciller. Sur l’écran, on entend cet homme "de taille moyenne, mince (...), myope et les dents mal plantées", selon la description précise de Hannah Arendt, dire d’une voix atone : "Je devais faire ce qui m’a été imposé. Si aujourd’hui on me dit que ce j’ai fait est punissable, j’admets le châtiment". Le 31 mai 1962, Adolf Eichmann sera pendu, puis incinéré. Et ses cendres jetées à la mer.

CORINE CHABAUD


(I) En poche, collection Folio Histoire.