Pendant deux heures, sans un mot de commentaire, Adolf Eichmann parle. De ces monologues, filmés au cours de son procès, Rony Brauman et EyaI Sivan ont fait un document choc.
Il nous manquait ses regards, sa voix, ses rictus. Et ses explications. Les voici, et le personnage Eichmann en est transformé. L’extraordinaire documentaire de Rony Brauman et Eyal Sivan permet de comprendre d’un seul coup, de plein fouet, ce que, seule à l’époque, Hannah Arendt avait compris, déclenchant une violente polémique restée pour beaucoup, obscure. Tout s’éclaire en écoutant l’ancien chef du bureau IV-B-4 de la Sécurité intérieure du Reich se défendre lors de son procès, à Jérusalem, en 1961.
Ces images qui disent tout étaient abandonnées : trois cent cinquante heures d’enregistrement vidéo -1,5 tonne de bobines - qui n’intéressaient personne, furent retrouvées par hasard par Eyal Sivan, en vrac, dans les caves de l’Université hébraïque de Jérusalem. Seul un montage, de soixante-dix heures de “moments sensationnels” était à la disposition des télévisions. Il s’agissait surtout de dépositions de victimes : l’accusé restait tabou. Peut-être parce qu’il avait déçu, loin de son rôle-titre de grand seigneur nazi ayant œuvré à la Solution finale “dans la joie et l’enthousiasme”, comme le proclamait l’accusation.
Il suffit à Rony Brauman et Eyal Sivan de laisser parler Eichmann pendant deux heures - sans un mot de commentaire - pour nous libérer de ces clichés. Le choc vient de l’évidente et effrayante sincérité de l’accusé, qui incarne ce personnage historique qu’avaient su distinguer Primo Levi et Hannah Arendt : ni un idéologue nazi fanatique ni une brute médiocre. Mais un technicien, qui doit sa promotion à de réelles compétences pour résoudre les problèmes pratiques “très complexes” que soulevait le déplacement de millions de déportés. Eichmann était surtout un homme limité, limité dans la conscience de ce qu’il faisait. Limité dans l’examen de conscience auquel il est persuadé de se livrer devant ses juges. Dans les deux cas, il s’efforce de bien faire.
La meilleure analyse du système nazi
Le cadre judiciaire lui convient : la procédure, il connaît. A l’aise dans son box de verre, il manie des piles de documents, veut retrouver les chiffres exacts, a réponse à tout, mais ne comprend rien : sa défense, qu’il veut argumenter, logique et précise, se révèle tragiquement myope et offre la meilleure analyse du fonctionnement de ce totalitarisme nazi. En racontant dans ses comptes rendus judiciaires d’alors ce qu’Un Spécialiste nous montre aujourd’hui, Hannah Arendt fit scandale parce qu’elle contrariait les objectifs assignés à ce procès par Israël. En bons archéologues, Rony Brauman et Eyal Sivan ne se contentent pas, au terme de cinq ans de travail, de nous présenter un montage saisissant d’images exhumées de ce “drame judiciaire”, numérisées, nettoyées et remises en scène à travers 13 tableaux. Ils en analysent les enjeux et la signification dans un passionnant - et indispensable - petit essai accompagnant la sortie du film (1).
La Cour de Jérusalem n’a su que faire des aveux d’Eichmann. Pour elle, “un homme qui en envoya tant d’autres à la mort ne pouvait qu’être animé par une démoniaque soif du mal, un plaisir de détruire qui, selon le mot du procureur à son procès, le mettait au rang des bêtes sauvages”, constatent Rony Brauman et Eyal Sivan. Bien qu’un expert psychiatre ait réfuté cette vision - “Il est plus normal que je ne le suis moi-même” - sa banalité passa pour de la dissimulation. On l’accusa de mentir, alors que, pour l’essentiel, il disait la vérité sur son rôle. La Cour voulait, pour établir sa responsabilité, déceler chez lui une intention délibérée de faire le mal. C’est un point de vue différent qui s’impose aujourd’hui, estiment les deux auteurs : “Il est hautement probable qu’il n’ait été que l’exécutant d’une loi criminelle et il est même plausible qu’il l’ait intérieurement désapprouvée. C’est de cette obéissance qu’il est coupable, et non d’avoir rempli une quelconque fonction stratégique dans l’appareil nazi. (...) Les éléments à décharge mis en avant par Eichmann constituent précisément la charge de sa responsabilité.” Car Eichmann reconnaît tout, explique tout. Il ne contredit pas les victimes ; il admet avoir fournit la logistique indispensable à la mort de masse. Pour bien se faire comprendre, il évoque même des faits qui l’incriminent et ne peuvent être connus que par ses aveux. Notamment ses voyages à l’Est, sur les sites des massacres, au cours desquels il explique avoir vu de ses yeux les différentes méthodes de tuerie. Spectacle pour lui insupportable, au point de demander, en vain, sa mutation.
Le problème judiciaire posé par l’accusé n’était donc ni sa sincérité ni son “anormalité”, mais sa conscience. “L’homme n’est pas sot, mais le périmètre de son initiative se borne aux instructions qu’il reçoit de ses supérieurs, écrivent Rony Brauman et Eyal Sivan. Ses pensées ne sont pas hideuses ; elles sont creuses.” Il n’approuvait pas le “traitement spécial” des juifs, mais il lui suffisait de se réjouir qu’il soit “hors de sa compétence” : il n’avait pas à en juger. Pour lui, ceux qui ont été associés à ces crimes sont avant tout des “malheureux”. “Reconnaître sa banalité, ce n’est pas banaliser le nazisme : c’est rapatrier la planète Auschwitz dans le monde des hommes”, écrivent les deux auteurs, qui, fidèles à Hannah Arendt, réfutent la sacralisation d’un événement qui serait inaccessible à la raison humaine : “On notera le paradoxe de cet "indicible" dont on ne cesse de parler pour mieux dire que rien ne peut en être dit ou de cet "inconcevable" qui, pourtant, a été conçu.” La banalité d’un Eichmann se révèle en effet plus encombrante que l’exotisme d’un Goebbels : comment se sont formés ces personnages qui ont consenti au mal plus qu’ils ne l’ont voulu ?
Recimenter la jeune société israélienne
Les historiens ont pris coutume de dater du procès Eichmann le réveil de la mémoire juive du génocide. Dans un chapitre peu convenu, Rony Brauman et Eyal Sivan expliquent que cela est vrai aussi pour Israël. Le procès Eichmann avait pour objectif de recimenter la jeune société israélienne, en crise de croissance. Les juifs originaires d’Europe centrale, touchés par le nazisme, voulaient donner une leçon aux nouveaux immigrants séfarades, dont ils supportaient mal l’impatience et les prétentions. Et Ben Gourion “voulait démontrer qu’en dehors d’Israël, seul garant de leur sécurité, les juifs couraient un danger mortel. Il entendait rappeler au monde que le génocide des juifs lui imposait de soutenir l’Etat juif”. Ce que le procureur Hausner traduira d’une étonnante formule au cours du procès : “Les millions qui furent massacrés, ce sont eux qui attendaient l’Etat juif et ne purent le voir.” Le procès Eichmann fut ainsi la première occasion pour les rescapés de faire entendre leur voix. Car le silence qui pesa sur eux après guerre ne fut pas une spécificité européenne ou française, comme de récurrentes polémiques le laissent accroire : Israël aussi a connu sa “période de refoulement du génocide”, Et pour des raisons similaires : “Les souffrances des juifs n’avaient pas leur place dans l’épopée emplie de héros de l’indépendance israélienne. (...) Comme en Europe, les rescapés firent l’amère expérience de la surdité volontaire de leurs contemporains. On ne voulait pas, on ne pouvait pas faire face à de telles abominations. Comme en Europe, la considération et les honneurs allaient à ceux qui s’étaient battus.” Les survivants des massacres, qui “n’étaient pas là par conviction ou par idéal, mais par nécessité”, passaient pour “être prisonniers de leur passé, mélancoliques, peu fiables, privés des qualités humaines supérieures des sabras, les natifs de Palestine”.
Eric Conan
(1) Eloge de la désobéissance. A propos d’“Un spécialiste”, par Rony Brauman et Eyal Sivan, Le Pommier, 180 p., 99 F.